Ses doigts tremblaient, tandis qu’il tournait fébrilement la clef de contact et poussait furieusement sur le démarreur...
Quelle folie ! Il avait mis une heure pour atteindre le cimetière et y avait passé un temps interminable. Après quoi, il était revenu en ville, avait cherché cette femme, l’avait regardée mourir, était allé à l’épicerie, était retourné la chercher. Quelle heure pouvait-il bien être en réalité ?
Une terreur sans nom lui glaçait les veines. Il les imaginait l’attendant, autour de sa maison... Et n’avait-il pas laissé la porte du garage ouverte ? Seigneur ! L’essence, les outils... le groupe électrogène !
Avec un grognement, il poussa à fond sur le champignon et la petite camionnette bondit en avant. L’aiguille du compteur de vitesse passa à cent dix. Que se passerait-il s’ils l’attendaient ? Comment rentrerait-il chez lui ? Il se contraignit au calme. Il ne pouvait leur laisser gagner la partie, maintenant. Il fallait qu’il rentre chez lui. « J’y arriverai », se dit-il. Mais il ne voyait pas comment. Il se serait tué pour avoir oublié de remonter la montre. « Ne te casse pas la tête, pensa-t-il... Ils le feront volontiers à ta place ! » Soudain, il se rendit compte qu’il défaillait presque de faim : c’est à peine s’il avait mangé depuis la veille.
Les rues silencieuses défilaient devant lui et il lançait çà et là des regards inquiets pour s’assurer qu’ils n’apparaissaient pas dans l’entrée des maisons. Il lui semblait que l’obscurité tombait rapidement, mais peut-être n’était-ce qu’un effet de son imagination. Il ne pouvait être tellement tard...
Comme il passait le coin de Western Avenue et de Compton Boulevard, il vit l’homme sortir en courant d’une maison et venir à sa rencontre en criant. Son cœur se serra comme si une main de glace l’eût saisi, au moment où la voiture dépassa l’homme.
Il ne pouvait rouler plus vite, et l’angoisse le gagna à la pensée d’un pneu éclatant, de la camionnette dérapant et s’écrasant contre une façade... Il lui fallut ralentir pour prendre le virage de Cimarron Street. Du coin de l’œil, il vit un autre homme surgir d’une maison et se mettre à courir derrière la voiture. Puis, lorsqu’il eut tourné le coin dans un grand crissement de pneus, son cœur s’arrêta. Ils étaient tous devant sa maison, à l’attendre...
Un gémissement de terreur jaillit de sa gorge. Il ne voulait pas mourir. Bien sûr, il y avait déjà pensé, l’avait même souhaité. Mais il ne voulait pas mourir. Pas ainsi !...
Il les vit tourner vers lui leurs faces blêmes, en entendant le bruit du moteur. D’autres jaillirent du garage qu’il avait laissé ouvert. Ils se mirent à courir à sa rencontre, occupant toute la largeur de la rue. Il se rendit compte qu’il ne devait surtout pas s’arrêter, ni même ralentir. Il poussa sur l’accélérateur et, un instant plus tard, la voiture fonça sur eux en renversant trois. Il sentit la carrosserie frémir sous le choc. Leurs visages livides et hurlants passèrent tout près des vitres des portières et leurs cris lui glacèrent le sang.
Dans le rétroviseur, il vit qu’ils le poursuivaient. Son esprit improvisa brusquement un plan : il laissa l’aiguille du compteur descendre jusqu’à quarante-cinq, puis jusqu’à trente. Il les vit gagner du terrain, se rapprocher de lui.
Et soudain, il sursauta : juste à côté de la voiture venait d’apparaître le visage dément de Ben Cortman.
Instinctivement, il pressa l’accélérateur, mais son autre pied glissa sur la pédale d’embrayage et, après un bond en avant, la camionnette s’arrêta, moteur calé. Une vague de sueur l’inonda, tandis qu’il pressait sur le démarreur.
Ben Cortman lança ses griffes en avant avec un hurlement :
— Neville ! Neville !
Il repoussa la main froide et blanche, mais Cortman l’assaillit de nouveau et, tandis qu’il cherchait désespérément à atteindre le bouton du starter, il entendit les autres se rapprocher de la voiture en criant. Enfin, le moteur embraya, au moment même où il sentait les longs ongles de Ben Cortman griffer sa joue. La douleur lui fit lancer un poing de marbre au visage de Cortman, qui s’écroula à l’instant précis où la voiture démarrait. L’un des autres réussit à s’accrocher à l’arrière. Neville braqua le volant en prenant de la vitesse, et entendit l’homme, précipité de côté, s’écraser contre un mur avec un bruit horrible.
Le cœur de Neville battait si fort qu’il lui sembla sur le point d’éclater. Il roula tout droit pendant quelques instants, tourna dans Haas Street, puis encore à droite. Mais que se passerait-il s’ils devinaient son plan, coupaient à travers les jardins et lui barraient la route ? Il ralentit un peu jusqu’à ce qu’il les vît tourner le coin, à leur tour, pareils à une meute de loups. Alors il accéléra de nouveau. Il fallait espérer que tous le suivraient. Certains d’entre eux devineraient-ils ses intentions ?
La camionnette, une fois encore, bondit en avant. Il tourna à nouveau, à soixante-quinze à l’heure, et déboucha dans Cimarron Street. Il respira : il n’y en avait aucun devant sa maison, il lui restait donc une chance. Mais il lui faudrait abandonner la voiture : il n’aurait pas le temps de la rentrer au garage.
Lorsqu’il quitta la camionnette, il les entendit hurler derrière le coin. Il fallait encore qu’il courût la chance de fermer les portes du garage : s’il ne le faisait pas, ils pourraient détruire le groupe électrogène. Il se mit à courir.
— Neville !
Il eut un sursaut de recul en voyant Cortman jaillir de la pénombre du garage. Cortman fonça sur lui et faillit le renverser. Il sentit les mains froides chercher son cou et l’haleine fétide lui frôler le visage, tandis que la bouche aux dents trop blanches se tendait vers sa gorge. Neville lança son poing en avant. Un affreux gargouillis sortit de la gorge de Cortman. Le premier des autres tournait déjà le coin...
Neville saisit Cortman par ses longs cheveux huileux et le poussa violemment en avant, jusqu’à ce qu’il allât s’affaler contre la camionnette.
Mais il n’avait plus le temps de fermer le garage. Il se précipita vers la porte d’entrée de la maison... Seigneur ! Les clefs ! Le souffle coupé par la terreur, il fit demi-tour et se rua vers la camionnette. Cortman se redressait en grognant. Neville le rejeta à terre d’un coup de genou et plongea dans la voiture, où il arracha le trousseau de clefs demeuré accroché au tableau de bord.
Comme il ressortait de la camionnette, le premier d’entre eux se jeta sur lui. Neville fit un bond de côté et l’homme s’étala sur le trottoir. Alors Neville se rua à nouveau vers la maison. Il dut s’arrêter une seconde pour reconnaître la clef de la porte d’entrée parmi les autres, et un autre homme bondit sur lui. Il sentit de nouveau l’haleine poisseuse de sang, et vit le rictus des lèvres tendues vers sa gorge. S’adossant à la façade, il lança son pied dans le ventre du monstre, le repoussant furieusement vers celui qui déjà le suivait. Sans perdre une seconde, il ouvrit la porte, se jeta à l’intérieur, se retourna pour la refermer, au moment même où un bras se glissait par l’entrebâillement. Il poussa de toutes ces forces, jusqu’à ce qu’il entendît l’os se briser, relâcha un peu sa pression, repoussa dehors le bras brisé, et claqua la porte. Les mains tremblantes, il mit en place la barre de sécurité...
Alors, il s’effondra sur le sol, et resta là, dans le noir, la poitrine tumultueuse, les bras et les jambes en coton. Dehors, ils hurlaient et donnaient de grands coups dans la porte, criant son nom, au paroxysme d’une fureur démente. Il les entendit ramasser des pierres et les jeter contre la façade en l’injuriant.
Après un moment, il réussit à se relever et à aller jusqu’au bar. La moitié du whisky qu’il se versa se répandit sur le tapis. Il vida le reste d’un trait. Il tremblait comme une feuille morte. Peu à peu, la chaleur de l’alcool coula dans ses veines, dans tout son corps, et il se sentit plus calme.
Un fracas terrible au-dehors le fit sursauter. Il se rua vers le judas et regarda. Les dents grinçantes de rage impuissante, il vit qu’ils avaient renversé la camionnette et s’acharnaient sur elle à coups de pierre, arrachant des morceaux entiers de la carrosserie, détruisant irrémédiablement le moteur...
Il voulut allumer l’électricité. En vain. Affolé, il se précipita dans la cuisine. Le réfrigérateur était arrêté. Sa maison était une maison morte...
Alors il laissa éclater sa fureur. C’en était assez ! A tâtons, il fouilla les tiroirs de son bureau jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il cherchait : ses pistolets. Se ruant à travers les pièces obscures jusqu’à la porte d’entrée, il arracha la barre de sécurité et ouvrit la porte toute grande. Il les entendit qui recommençaient à hurler. « J’arrive, crapules ! » grogna-t-il. Il sortit.
Il abattit le premier presque à bout portant. L’homme roula au bas du porche et deux femmes s’avancèrent, les vêtements boueux, leurs bras livides tendus vers lui. Lorsqu’elles tombèrent, il continua à les cribler de balles, un rictus sauvage crispant ses lèvres exsangues, jusqu’à ce qu’il eût vidé ses deux chargeurs.
Alors il s’immobilisa – et il crut devenir fou lorsqu’il vit les trois corps se relever et se précipiter à nouveau sur lui... Lorsqu’ils lui arrachèrent ses deux revolvers, il se mit à cogner, en aveugle, à coups de poing, à coups de pied. Et ce n’est que lorsqu’il sentit une cuisante douleur à l’épaule qu’il comprit sa folie, et l’absurdité de ce qu’il faisait. Il recula vers la porte. Un bras d’homme entoura son cou. Il réussit à se dégager, à repousser son agresseur en arrière, et, avant que les autres aient pu se jeter sur lui, à bondir dans la maison et à refermer la porte...
Robert Neville était à nouveau dans la froide obscurité de sa demeure, écoutant les vampires hurler au-dehors.
Adossé au mur, il récupérait lentement. Des larmes coulaient sur ses joues mal rasées. Ses mains sanglantes lui faisaient mal.
Tout était perdu, tout.
— Virginia, gémit-il comme un enfant perdu, terrifié. Virginia... Virginia...